Fiche de lecture; Milwaukee blues, Louis-Philippe Dalembert
Publiée par Alain Chedeville
Mise à jour le
La ressource en bref
Niveaux : B2, C1, C2
Pouvoir respirer – Poder respirar
Milwaukee blues, Louis-Philippe Dalembert, Sabine Wespieser, 2021
Adama Traoré en France, George Floyd aux États-Unis, Lucas González en Argentine. Trois jeunes hommes, parmi tant et tant d’autres, assassinés par la police. Trois jeunes hommes, parmi tant et tant d’autres, tués principalement à cause de la couleur de leur peau.
Jean-Philippe Dalembert, poète et romancier haïtien dont l’injustice est l’un des sujets de prédilection, la réception. à Haïti, des Juifs persécutés par les nazis dans Avant que les ombres s’effacent, les migrants, dans Mur Méditerranée, se penche, dans Milwaukee Blues sur ces assassinats racistes et systémiques.
Je dois dire, tout d’abord, que ce roman m’a plongé dans cette sidération dans laquelle je me trouve toujours face à la réalité étasunienne.
Comme toute ma génération, bien évidemment, je fus abreuvé de culture américaine, le jean, le rock, les protest songs, les films de Woody Allen… Or, ce pays qui se présente comme la première démocratie mondiale et qui est loin de l’être, son président n’étant même pas élu au suffrage universel ! ce pays qui voulut gérer le monde, avec les résultats que l’on connaît : les dictatures des années 70 en Amérique latine, les guerres de Vietnam, du Golfe et d’Afghanistan, et, plus proche de nous, le coup d’État en Bolivie ; ce pays où la religion est omniprésente, God bless America, In God we trust…, et où certains soutiennent, en dépit des découvertes de la science, que le monde fut créé en six jours, les mêmes, d’ailleurs, qui brandissent la malédiction du fils de Cham pour justifier la ségrégation et l’esclavage ; ce pays où la passion pour les armes est aussi une vraie religion au point que certains représentants, républicains, envoient des cartes de Noël où l’on voit toute leur famille, y compris des enfants en bas âge, brandissant des armes à feu de tous les calibres ; ce pays où les tueries dans les universités et les écoles sont aussi habituelles que les orages ; ce pays m’est aussi impossible à comprendre qu’un hiéroglyphe égyptien.
Le personnage au centre du roman s’appelait, avant d’être tué par un policier, Emmett. Emmett, une claire référence à Emmett Till, cet adolescent noir de 14 ans, lynché et assassiné en 1955. Le choix de ce prénom peut aussi vouloir nous dire que peu de choses ont changé au pays de l’oncle Sam depuis 1955.
Emmett ne prend jamais la parole dans Milwaukee Blues, nous n’écoutons que ceux qui, de près ou de loin, le côtoyèrent ainsi que, dans la deuxième partie, ceux qui luttent pour que justice soit faite.
Le premier à s’exprimer est le jeune Pakistanais, gérant d’une superette qui, croyant qu’Emmett lui avait refilé un faux billet, appelle le 911, la police, ce qu’il regrettera.
« En attendant, je continue à ne pas trouver le sommeil, et les rares fois où j’y arrive, à ne pas pouvoir respirer dans mes cauchemars. Le fait que mon oncle, en tant que patron de la supérette, ait déclaré vouloir participer aux frais des funérailles n’a pas changé grand-chose à l’affaire. Les visages noirs hurleurs persistent à trouer mon sommeil : « Je ne peux pas respirer ! Je ne peux pas respirer ! Je ne peux pas… »
Il se rend compte que son geste a signé la peine de mort du jeune Noir.
« Comment ils ont fait un plaquage ventral au gars, lui ont passé les bracelets pendant qu’il était au sol. Et comme si ça ne suffisait pas, le Caucasien à la boule de Kojak – c’est le nom de l’acteur d’un feuilleton que je regardais, enfant – lui a maintenu le genou entre les omoplates, l’air de rien, comme on fait avec le mouton de l’Aïd pour qu’il arrête de gigoter et de brailler avant l’égorgement, tandis que ses collègues s’occupaient de tenir les badauds à distance. »
Ce seront ensuite son institutrice, ses deux amis d’enfance, Nancy, sa fiancée blanche du temps de l’université, son instructeur sportif, sa femme, Ma Robinson, ancienne matonne de prison devenue pasteure, qui nous feront revivre l’ascension et la chute d’Emmett, ce jeune noir qui, pour échapper de Franklin Heights, le ghetto noir de Milwaukee, ne voit qu’une seule issue, jouer au football américain dans une université. Car, dans cet étrange pays, pour jouer au football il faut entrer à l’université, et pour y accéder, si l’on provient des couches défavorisées de la société, il faut obtenir une bourse.
L’« american dream » du jeune homme ne tardera pas à se briser ce qui l’obligera à rentrer dans son ghetto où, après des années de petits boulots, il trouvera la mort, étouffé par un policier, étouffé par un racisme qui n’en finit pas de renaître aux États-Unis ainsi que dans le monde.
La deuxième partie du roman, le récit des funérailles et de l’organisation de la marche exigeant la justice, se centre surtout sur deux femmes, Ma Robinson, la pasteure qui fut l’amie de la mère d’Emmett, un émouvant personnage haut en couleurs qui met souvent une touche d’humour au texte, et Marie-Hélène, une jeune étudiante haïtienne engagée corps et âme pour les droits humains.
Ce choix de faire entendre un chœur de voix donne au roman de Dalembert une force toute particulière et l’éloigne du pamphlet qu’il aurait pu devenir en ne s’occupant que du cas réel. Cette distance permet à l’auteur et grâce à tous ces personnages, d’être au plus près du sujet.
Un roman nécessaire et, je l’espère, utile.