Fiche de lecture - Yambo Ouologuem, le fondateur
Publiée par Alain Chedeville
Publiée le
La ressource en bref
Niveaux : B2, C1, C2
La plus secrète mémoire des hommes, le splendide roman de Mohamed Mbougar Sarr, prix Goncourt 2021, remet sur l’échiquier le nom de l’écrivain malien Yambo Ouologuem et celui de son roman Le devoir de violence, prix Renaudot 1968.
Je publiai, il y a une dizaine d’années, cet article sur Ouologuem et son roman que je considère l’un des textes fondateurs de la littérature africaine au même titre que Les soleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma.
J’ajouterai que, lorsque la France se décide enfin à restituer une minuscule partie des chefs-d’œuvre volés impunément aux pays africains, le paragraphe sur Shrobénius est particulièrement éclairant.
Par rapport au roman de Yambo Ouologuem, voyons ce que nous en dit Alain Mabanckou (Le sanglot de l’homme noir, Fayard, 2012)
« Je n’ignore pas ce qui attend un Africain qui accepte sa part de responsabilité dans la traite négrière. Lorsque le lumineux Yambo Ouologuem publia Le devoir de violence en 1968, le couperet ne tarda pas à tomber.
Dans cette fiction historique, à travers la geste des Saïfs régnant sur l’empire Nakem, l’auteur rappelle que l’esclavage de l’Afrique par les Arabes et la colonisation par les « notables africains » existaient avant l’arrivée des Européens.
La colonisation et l’esclavage n’étaient donc pas des « inventions » extérieurs à l’Afrique, apparues sur le continent en même temps que le « visage pâle ». (…)
Le roman d’Ouologuem signait l’acte de naissance d’une « autre littérature africaine », plus libre et éloignée des thèmes consensuels. C’était également la naissance de l’autocritique, indispensable si l’on veut que soient fondés les reproches adressés aux autres. C’était une hardiesse, au moment où tout écrivain africain était censé célébrer aveuglement les civilisations africaines et décrire un continent où tout était calme et pacifique avant l’arrivée des méchants Européens, boucs émissaires de prédilection lorsqu’on ne s’explique pas l’enlisement des États africains après leur émancipation, à partir de la fin des années cinquante ».
Né en 1940 à Bandiagara, au Mali, Yambo Ouologuem fait ses études secondaires à Bamako. Il arrive en France en 1960 et entre au lycée Henri IV, puis devient enseignant (de 64 à 66 il est professeur au lycée de Charenton en banlieue parisienne). Il abandonne ensuite l’enseignement. Titulaire d’une licence en philosophie, en lettres et diplômé d’études supérieures de lettres et d’anglais, il se consacre un temps à la rédaction de manuels scolaires, puis travaille 4 ans à l’écriture de son premier roman, le "Devoir de violence" qui reçoit le prix Renaudot le 19 novembre 1968.
Le chroniqueur du journal "Le Monde", Matthieu Galey écrit le 12 octobre 1968 que "Le moins qu’on puisse dire c’est que le devoir de violence n’est pas un roman comme ceux que les Africains écrivent habituellement, et cela pour plusieurs raisons : un style très recherché et une appréciation de l’Afrique qui n’est pas du goût de tous les africains".
Comme le dit si bien Alain Mabanckou, Ouologuem osa exprimer que les Blancs n’étaient point les seuls responsables du malheur africain. Il créa pour cela le royaume symbolique de Nakem et la dynastie des Saïf dont il retrace l’histoire depuis le XIIe siècle jusqu’à la colonisation.
Le dernier représentant des Saïf, Ben Isaac el Heït ne recule devant aucun obstacle pour assurer son pouvoir. Il règne sur ses terres par la terreur, l’esclavage et par la collaboration avec les Blancs dont il a gagné la confiance.
À l’image d’une Afrique édénique véhiculé dans ces années d’indépendance, Ouologuem oppose une Afrique précoloniale en proie à la violence et au cynisme de ses rois tyranniques. Le style de Le devoir de violence marque aussi une rupture avec la tradition, dans la première partie du livre « La légende des Saïfs » on retrouve, si je puis dire, toutes les caractéristiques du discours épique détournées. Si l’épopée célèbre les exploits de son héros, une anti-épopée comme celle de l’auteur malien est le récit de l’oppression, de la domination de la « négraille » soumise à la dictature des Saïfs.
« Véridique ou fabulée, la légende de Saïf Isaac El Heït hante de nos jours encore le romantisme nègre, et la politique des notables en maintes républiques. Car son souvenir frappe les imaginations populaires. Maints chroniqueurs consacrent son culte par la tradition orale et célèbrent à travers lui l’époque prestigieuse des premiers États, dont le roi, sage et philosophe, couronnait une épopée qui appelait la plus grande tâche de l’archéologie, de l’histoire, de la numismatique et d’autres sciences humaines, auxquelles sont venues se joindre les disciplines naturelles et ethnologiques.
Mais il faut se rendre à l’évidence : ce passé –grandiose certes- ne vivait, somme toute, qu’à travers les historiens arabes et la tradition orale, que voici :
Mort en 1498, Saïf Isaac El Heït, le doux et juste empereur, laissa trois fils : l’aîné de tous, Josué, sacrifié à Dieu ; le puîné Saïf El Haram ; le cadet Saïf El Hilal ; huit filles cadettes, et quetre femmes : Ramina, Dogobousseb, Aïssina et Hawa. Mais, sept ans auparavant, lors de la fête de la Tabaski, l’empereur Saïf Isaac El Heït, voulant monter à cheval, manqua la sellette et tomba a la renverse. Saïf El Hilal, le fils cadet, s’était précipité, ému, vers son père, qu’il aida à se relever, cependant que son frère aîné, Saïf El Haram, trouvant la chute fort drôle, eut l’irrévérence non seulement d’éclater de rire, mais de prendre, fils irrespectueux, courtisans et valets d’écurie à témoin. (…)
Donc, à la mort du juste et doux Saïf El Heït (Sur lui le salut !), son fils béni Saïf El Hilal monta sur le trône impérial, mais –comble de disgrâce- pour treize jours seulement. Car Saïf El Haram, proclamant la nécessité d’un couple royal formé de la reine-mère et du fils, épousa en une même nuit les quatre femmes de son père défunt –dont sa propre mère Ramina- prit le pouvoir, non sans jeter d’abord son frère cadet –héritier légitime du trône- dans un cul-de-basse-fosse, pieds et poings liés. »
Ce discours anti-épique, surtout présent dans le premier chapitre du roman, La légende des Saïf, au titre plus qu’évident, se retrouve ici et là dans tout le reste de l’ouvrage, consacré aux temps de la colonisation, le plus souvent sous la forme de formules incantatoires.
« Magnanime et politique, Saïf l’adopta. Un hymne pour lui. Al hamdoulilaï rabbi alamin ! »
« Et la tradition dit : « Homme baisse le ton de ta voix. Ne sais-tu donc pas que Sa Seigneurie royale Saïf ben Isaac El Heït est présent partout à qui ne récite sa louange ? »
On remarquera que ce discours est le plus souvent teinté d’ironie et parfois de couleurs franchement grotesques.
« Neuf mois plus tard, Tambira accouchait de quintuplés baptisés très chrétiennement : Raymond Spartacus Kassoumi, Jean Sans-Terre Kassoumi, Anne-Kididia Kassoumi, René-Descartes Kassoumi, René-Caillé Kassoumi enfin –noms sonores, exigés par les parents et l’interprète Karim Bâ, manœuvrés par Saïf.
Ailleurs, dans d’autres provinces, à la même période, la notabilité saluait d’autres heureux événements –futurs instruments de sa politique à venir. Le Maître des mondes est puissant et c’est vers Lui que nous devons revenir. Prions donc qu’Il nous veuille absoudre. Amen »
Voyons aussi ce portrait de l’ethnologue Shrobénius :
« Salivant ainsi, Shrobénius, de retour au bercail, en tira un double profit : d’une part, il mystifia son pays, qui, enchanté, le jucha sur une haute chaire sorbonicale, et, d’autre part, il exploita la sentimentalité négrillarde – par trop heureuse de s’entendre dire par un Blanc que l’ « Afrique était ventre du monde et berceau de civilisation ».(…)
Sécrétant son propre mythe, Shrobénius se fit génial mais désinvolte, malicieux mais pessimiste, soucieux de sa publicité – mais se gaussant d’une société qui lui avait tout donné.
Ce marchand-confectionneur d’idéologie prit alors des allures de sphinx pour imposer ses rébus, justifier ses revirements passés et ses boutades. De même, ethnologue rusé, avec la collection achetée à Saïf et celles que ses disciples avaient ramenées gratuitement du Nakem, il vendit plus de trois cents pièces aux tiroirs-caisses suivants : Musée de l’Homme a Paris ; Musées de Londres, de Bâle, de Munich, de Hambourg, de New York, – louant des centaines d’autres pièces pour divers droits ; de reproduction, d’exposition, etc. (…)
Déjà, l’acquisition des masques anciens était devenue problématique depuis que Shrobénius et les missionnaires connurent le bonheur d’en acquérir en quantité. Saïf donc – et la pratique est courante de nos jours encore – fit enterrer des quintaux des masques hâtivement exécutés à la ressemblance des originaux, les engloutissant dans les mares, marais, étangs, marécages, lacs, limons – quitte à les exhumer quelque temps après, les vendant aux curieux et profanes à prix d’or. Ils étaient, ces masques, vieux de trois ans, chargés, disait-on, du poids de quatre siècles de civilisation. Et l’on arguait, devant la crédulité de l’acheteur, les injures du temps, les vers mauvais qui avaient rongé ces chefs-d’œuvre en péril depuis un temps ô combien immémorial, témoin : le mauvais état préfabriqué des statuettes. Alif lam ! Amba, Koubo oumo agoum. »
J’ai lu quelque part qu’avec ce roman Yambo Ouologuem avait libéré les Européens de leur part de responsabilité quant aux malheurs de l’Afrique. Rien de plus faux dans cette lecture manichéenne. Que certains Africains en aient réduit d’autres à l’esclavage, que des tyrans autochtones aient sévi à feu et à sang sur le continent, n’exempte en rien les « visages pâles » de leur culpabilité. L’image que nous donne Ouloguem des colonisateurs est aussi caricaturale que celle des notables africains. Mais il subvertit principalement l’image angélique, peut-être nécessaire à l’époque des indépendances, de l’histoire de l’Afrique qu’avaient mise sur pieds les auteurs de la Négritude ainsi que certains politiciens.
Mais revenons au Devoir de violence lui-même, le livre se termine dans les années postérieures à la guerre de 39-45. Un changement se produit, les Français veulent former une nouvelle élite africaine, ce sera, au Nakem, Raymond-Spartacus Kassoumi qui s’envolera vers Paris avec une bourse et qui, après maintes péripéties, dont une histoire d’amour homosexuelle, rentrera au pays avec un diplôme d’architecte, non sans avoir fait, auparavant, la guerre.
« Les têtes enturbannées se hochaient, et chacun, secrètement, ruminait la même timide pensée : l’homme de la situation, c’était Raymond-Spartacus Kassoumi, dont la réussite universitaire aux pays des Flençèssi se murmurait parmi le peuple qui le disait, après Dieu, ouiche ! plus instruit que le plus instruit des Blancs : o djangui koié ! »
Tout comme on avait envoyé à la guerre les fils du peuple, on installait aussi dans des postes de direction non pas la noblesse et la caste dirigeante, mais les enfants des serfs. Ce qui éviterait bien des inconvénients aux notables !
Saïf maintient ainsi la division entre le peuple et l’aristocratie, constitutive de la société africaine en y ajoutant une division supplémentaire entre le bas peuple et les nouvelles élites issues de cette même couche sociale. Ces élites seront désormais imperméables aux traditions vernaculaires.
« …depuis les guerres mondiales où le tirailleur noir avait éclaté de violence au service de la France, il s’était créé une religion du Nègre-bon-enfant, négrophilie philistine, sans obligation ni sanction, homologue des messianismes populaires, qui chantent à l’âme blanche allaient à la négraille telle sa main à Y’a bon, Banania.
Choisir dans ces conditions Raymond-Spartacus Kassoumi, c’était combler le peuple s’exaltant à l’abreuvoir des destinées prodigieuses, et flatter le Blanc qui piaillerait avoir civilisé son sous-développé : Ouhoum ! gollè wari ! »
Plusieurs spécialistes se sont penchés sur Le devoir de violence. Lylian Kesteloot considère le roman de Yambo Ouologuem comme « un démenti détruisant avec une sorte de rage le mythe d’une Afrique précoloniale idyllique édifiée par les écrivains de la Négritude » (Les écrivains noirs de langue française : naissance d’une écriture. Bruxelles, Éd.de l’Institut de Sociologie, 1971)
Antoine Marie Zacharie Habumukiza (Le devoir de violence de Yambo Ouologuem, une lecture intertextuelle, Queen’s University, Kingston, Ontario, Canada, 2009) nous parle de diverses intertextualités (que d’aucuns nommeront plagiats) dans ce roman : « La lecture intertextuelle du Devoir de violence croise constamment différents textes de la littérature mondiale ». Les textes cités sont aussi bien Le dernier des justes, d’André Schwartz-Bart que la Bible ou La légende de Saint Julien l’hospitalier de Gustave Flaubert.
Selon ce même chercheur « la particularité du Devoir lui vient, en partie, de son écriture qui repose sur les pratiques intertextuelles et hypertextuelles. Une bonne partie de sa littéralité est due, en grande partie, à la façon dont il institue des relations complexes avec les œuvres qui lui sont antérieures, d’une part, et avec les discours idéologiques et la tradition orale, de l’autre ».
Christofer Wise assure dans la préface de l’édition 2003 du roman, publié par le Serpent à plumes que « Ouloguem a asséné un coup de grâce à la négritude de Senghor, ouvrant ainsi la voie à une littérature plus authentique, débarrassée de ce besoin maladif d’édifier en Afrique un passé falsifié ».
Je peux dire, de mon côté, que, malgré son style complexe, baroque, ce roman m’a fasciné, m’a tenu hors d’haleine jusqu’à sa dernière page. Il s’agit, en outre, d’un roman qui permet de comprendre maintes œuvres postérieures de la littérature africaine.