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Texte et corrigé. J.Giono , Refus d'obeissance

Publiée par Nathalie Gusmano

Mise à jour le

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Je ne peux pas oublier la guerre. Je le voudrais. Je passe des fois deux jours ou trois sans y penser et brusquement, je la revois, je la sens, je l’entends, je la subis encore. Et j’ai peur. Vingt ans ont passé. Et depuis vingt ans, malgré la vie, les douleurs et les bonheurs, je ne me suis pas lavé de la guerre. L’horreur de ces quatre ans est toujours en moi. Je porte la marque. Tous les survivants portent la marque. Vingt ans et je n’ai pas pu oublier ! […]

Mais je n’ai pas eu le courage de déserter. Je n’ai qu’une seule excuse : c’est que j’étais jeune. Je ne suis pas un lâche. J’ai été trompé par ma jeunesse et j’ai été également trompé par ceux qui savaient que j’étais jeune. Ils étaient très exactement renseignés. Ils savaient que j’avais vingt ans. C’était inscrit sur leurs registres. C’étaient des hommes, eux, vieillis, connaissant la vie et les roublardises, et sachant parfaitement bien ce qu’il faut dire aux jeunes hommes de vingt ans pour leur faire accepter la saignée. Ils avaient un intérêt quelconque à se servir du sang des enfants de vingt ans […] ou tout simplement qui trahissaient la jeunesse parce qu’ils avaient des âmes de traîtres et qu’ils ne pouvaient que trahir.

Ce qui me dégoûte dans la guerre, c’est son imbécillité. J’aime la vie. Je n’aime même que la vie. C’est beaucoup, mais je comprends qu’on la sacrifie à une cause juste et belle. J’ai soigné des maladies contagieuses et mortelles sans jamais ménager mon don total. À la guerre j’ai peur, j’ai toujours peur, je tremble, je fais dans ma culotte. Parce que c’est bête, parce que c’est inutile. Inutile pour moi. Inutile pour le camarade qui est avec moi sur la ligne de tirailleurs. Inutile pour le camarade en face. Inutile pour le camarade qui est à côté du camarade en face dans la ligne des tirailleurs qui s’avance vers moi. Inutile pour le fantassin, pour le cavalier, pour l’artilleur, pour l’aviateur, pour le soldat, le sergent, le lieutenant, le capitaine, le commandant. Attention, j’allais dire le colonel, mais arrêtons-nous. Inutile pour tous ceux qui sont sous la meule, pour la farine humaine. Utile pour qui alors ?

Je préfère vivre. Je préfère vivre et tuer la guerre. Je ne veux pas me sacrifier. Je n’ai besoin du sacrifice de personne.

Je te reconnais, Deveudeux, qui as été tué à côté de moi devant la batterie de l’hôpital, en attaquant le fort de Vaux. Ne t’inquiète pas, je te vois. Ton front est là-bas sur cette colline posé sur le feuillage des  Fourberie, ruse, rouerie. Pertes humaines importantes au cours d’une guerre. Soldat détaché en avant comme éclaireur. Soldat qui combat à pied (…..)

Je ne peux pas oublier que vous avez été des hommes vivants et que vous êtes morts, qu’on vous a tués au grand moment où vous cherchiez votre bonheur, et qu’on vous a tués pour rien, qu’on vous a engagés par force et par mensonge dans des actions où votre intérêt n’était pas. Vous, dont j’ai connu l’amitié, le rire et la joie, je ne peux pas oublier que les dirigeants de la guerre ne vous considéraient que comme du matériel. Vous dont j’ai vu le sang, vous dont j’ai vu la pourriture, vous qui êtes devenus de la terre, vous qui êtes devenus des billets de banque dans la poche des capitalistes, je ne peux pas oublier la période de votre transformation où l’on vous a hachés pour changer votre chair sereine en or et en sang dont le régime avait besoin.

Et vous avez gagné. Car vos visages sont dans toutes les brumes, vos voix dans toutes les saisons, vos gémissements dans toutes les nuits, vos corps gonflent la terre comme le corps des monstres gonfle la mer. Je ne peux pas oublier. Je ne peux pas pardonner. Votre présence farouche vous défend la pitié. Même pour nos amis, s’ils oublient. […]

Je refuse la guerre.

Jean Giono, Refus d’obéissance, 1937

Compréhension

  1. À quelles sensations  correspond l’évocation de la guerre chez le narrateur?

Tout d’abord l’évocation de la guerre se fait à travers une série d’expressions verbales à la première personne qui relèvent de la sphère des sensations : “je la revois “ (ligne 1) liée au sens de la vue ; “je la sens” (ligne 1) qui est une sensation physique et psychologique , “je l’entends”(ligne 1) qui concerne l’ouïe et “je la subis encore” (ligne 1) expression qui montre le poids persistant de cette expérience dont il n’arrive pas à se libérer. Ensuite, le narrateur évoque ses sentiments en utilisant des mots appartenant au champ lexical de la peur. En effet le mot “peur” est répété trois fois (lignes 2,16 et 17), le verbe “trembler” (ligne 17) et la tournure populaire “je fais dans ma culotte” (ligne 17).Le narrateur veut souligner à la fois l’effroi et le dégoût de la guerre qui l’accompagnent encore aujourd’hui : “ ce qui me dégoûte dans la guerre…”(ligne 14)

 

Interprétation

  1. Montrez l’évolution du narrateur face à l’expérience de la guerre

 

Dès les premières lignes l’auteur affirme son impossibilité à oublier le souvenir de la guerre malgré sa volonté “je le voudrais” (ligne1) et l’écoulement du temps “vingt ans et je n’ai pas pu oublier ( ligne 5). À travers une analepse il nous livre la raison de son engagement dans la guerre en insistant sur la trahison dont il a été victime durant sa jeunesse. Il répète le verbe “tromper” deux fois (ligne 7) ainsi que le verbe “trahir” (lignes 12-13) et l’adjectif “traître” (ligne 13).

À la fin de l’extrait, le narrateur insiste à nouveau sur son incapacité à tourner la page mais en même temps il nous fait part de son refus absolu d’oublier ses camarades morts au front : “[ils ont] été des hommes vivants “ et de pardonner : “ je ne peux pas pardonner” (ligne 29 )  pour arriver enfin à la certitude que la guerre est “inutile”(adjectif répété sept fois dans le texte) et de conclure de manière lapidaire : “je refuse la guerre”(ligne 31).

Nathalie Gusmano

Italie

Enseignant(e)

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